Esclaves du sucre : amour, danger et dépendance

Il y a un moment que je suis tombée sur cet article de Rich Cohen, paru dans National Geographic et qui m’a beaucoup touchée : Sugar love, a not so sweet story.

L’histoire d’une dépendance grandissante et d’un amour excessif envers un aliment toxique et addictif qui a poussé à l’exploitation des terres et des hommes et à l’auto-destruction des hommes par des changements de mode d’alimentation complètement dénués de sens et contraire à notre physiologie.

Je ne pouvais pas manquer de partager cet article avec vous. J’en ai donc traduit les passages qui m’ont le plus intéressée pour que les non anglophones puissent en profiter également.

Vous ne regarderez plus vos morceaux de sucre de la même façon… Et on se rend compte également, qu’après tout, les vrais esclaves ne sont pas ceux que l’on croit…

Sugar love, a not so sweet story

« Au commencement, en Nouvelle-Guinée, où les cannes à sucre étaient cultivées il y a 10 000 ans, les gens cueillaient les cannes et les consommaient brutes, en les mâchant jusqu’à ce que le goût sucré atteigne leur langue. Une sorte d’élixir, un remède pour tous les maux, une réponse à tous les états d’âme, le sucre avait une place très importante dans les mythes de Nouvelle Guinée. […] Au cours des cérémonies religieuses les prêtres buvaient l’eau sucrée des noix de coco, une boisson qui depuis a été remplacée dans ces cérémonies par des canettes de Coca.

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Le sucre s’est répandu d’île en île, atteignant finalement l’Asie aux alentours de 1000 avant Jésus. Vers 500 avant Jésus, il était transformé en poudre en Inde et utilisé comme traitement pour les maux de tête, d’estomac et l’impotence. Pendant des années, le raffinement du sucre est resté une science secrète, transmise de maitre à apprenti. Vers 600, cet art s’était répandu en Perse, puis, lorsque les Arabes ont conquis la région, ils ont emporté avec eux l’amour du sucre et la connaissance de la technique de raffinement.

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Les premiers européens à tomber amoureux du sucre sont probablement les croisés britanniques et français. Ils étaient revenus pleins de souvenirs et d’histoires concernant le sucre. Étant donné que la culture de la canne n’est pas productive en climat tempéré (elles ont besoin d’un climat tropical et de terres gorgées d’eau de pluie), le premier marché européen fut basé sur le commerce avec les musulmans. Le sucre qui arrivait en occident était seulement consommé par les nobles et était si rare qu’il était considéré comme une épice. Mais avec l’expansion de l’Empire Ottoman vers 1400, le commerce avec l’Orient est devenu plus difficile. Il ne restait que peu d’options pour l’élite occidentale qui était tombée sous le charme du sucre : commercer avec les petits producteurs d’Europe du Sud, défaire les Turques, ou développer de nouvelles sources.

C’est ce que l’on appelle à l’école la période d’exploration, une recherche de nouveaux territoires et d’îles qui va pousser les Européens à parcourir le monde. En réalité, il s’agissait de la recherche de terres sur lesquelles la canne à sucre pourrait prospérer. En 1425, le prince du Portugal, Henry Le Navigateur, a envoyé de la canne à sucre à Madère avec un groupe de colons. Ce groupe a continué son chemin vers les îles de l’Atlantique nouvellement découvertes : le Cap Vert et les Canaries. En 1493, lorsque Colomb entreprit son second voyage vers le Nouveau Monde, il en emporta également.

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Esclaves du sucre

Colomb planta les premières cannes à sucre du Nouveau Monde sur l’île d’Hispaniola, qui fut, non par coïncidence, le lieu de la grande révolte des esclaves, des centaines d’années plus tard. En quelques dizaines d’années, les fabriques ont recouvert les hauteurs de la Jamaïque et de Cuba, là où la forêt tropicale avait été rasée, la population native éliminée par les maladies et la guerre ou réduite à l’état d’esclaves. Les Portugais ont crée le modèle le plus productif, transformant le Brésil en colonie à l’essor précoce, avec plus de 100 000 esclaves produisant des tonnes du sucre.

Au fur et à mesure que la canne à sucre a été plantée, le prix du produit est tombé et la demande a augmenté. Les économistes appellent cela un cercle vertueux – mais ils ne diraient pas cela s’ils étaient du mauvais côté de l’équation. Au milieu du 17e siècle, le sucre est passé d’une épice de luxe, au même niveau que la noix de muscade et la cardamome, à un aliment de base, d’abord pour les classes moyennes, puis pour les plus pauvres.

Au 18e siècle, le mariage entre le sucre et l’esclavage était consommé. Chaque année, de nouvelles îles (Puerto Rico, Trinidad, etc.) étaient colonisées, rasées, exploitées. Lorsque les natifs mourraient, les planteurs les remplaçaient par des esclaves africains. Après avoir été récolté et broyé, le sucre était empilé dans les cales des navires et envoyé à Londres, Amsterdam ou Paris, où il était échangé contre des marchandises qui elles-même étaient amenées en Afrique de l’Ouest et échangées contre des esclaves. Ce commerce triangulaire sanglant, durant lequel des millions d’Africains sont morts, est appelé le Passage du milieu. Jusqu’à ce que l’esclavage soit interdit en Grande-Bretagne en 1807, plus de 11 millions d’Africains ont été envoyés vers le Nouveau Monde, et la moitié ont atterri dans les plantations de canne à sucre. Selon l’historien et politicien de Trinidad, Eric Williams « L’esclavage n’est pas né du racisme, mais le racisme est la conséquence de l’esclavage. » En d’autres mots, les Africains n’étaient pas réduits à l’état d’esclaves parce qu’on les considérait inférieurs. Ils étaient considérés inférieurs pour justifier l’esclavage qui était indispensable pour la prospérité du commerce du sucre.

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L’essor du sucre a continué, il est devenu un véritable carburant. Plus on en goûtait, plus on en voulait. Dans les années 1700, l’anglais moyen consommait 1,8 kg de sucre par an, en 1800, 8,2 kg, en 1870, 21,3 kg. Était-il satisfait ? Bien sûr que non ! En 1900, on en était à 45 kg par an. En l’espace de 30 ans, la production mondiale de sucre de canne et de betterave est passée de 2,8 à 13 millions de tonnes par an. De nos jours, un américain moyen consomme 35 kg de sucres ajoutés par an, soit plus de 22 cuillères à café de sucre par jour, en plus de celui contenu naturellement dans les aliments.

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Le coupable

[…] En 1675, lors du premier boom du sucre, Thomas Willis, scientifique et fondateur de la Britain’s Royal Society, avait noté que les urines des personnes atteintes de diabète étaient sucrées, comme si elles avaient été mélangées à du miel ou du sucre. 250 ans plus tard, Haven Emerson de l’université de Columbia nota que la hausse importante du nombre de décès pour cause de diabète entre 1900 et 1920 correspondait à l’augmentation de la consommation de sucre. Dans les années 60, le nutritionniste John Yudkin a conduit une série d’expériences démontrant que de grandes quantités de sucre dans l’alimentation contribuait à augmenter les niveaux de lipides et d’insuline dans le sang, des facteurs à risque pour les maladies cardiaques et le diabète. Mais le message de Yudkin a été noyé par le brouhaha des scientifiques qui prétendaient que la hausse de l’obésité et des maladies cardiaques était dû au cholestérol causé par une trop grande consommation de graisses saturées.

En conséquence, les lipides représentent aujourd’hui une part beaucoup moins importante dans l’alimentation des américains qu’il y a 20 ans. Et pourtant, le nombre de personnes souffrant d’obésité n’a fait qu’augmenter depuis.

Selon Johnson ainsi que d’autres experts, la cause principale est la consommation de sucre et plus particulièrement de fructose. Le saccharose (sucrose, ou sucre de table), est composé de quantités égales de glucose et de fructose, ce dernier étant le type de sucre que l’on trouve naturellement dans les fruits. C’est également ce qui donne au sucre de table son délicieux goût.

NB : Le sirop de fructose est également un mélange de fructose et de glucose, on le retrouve notamment dans les sodas. L’impact sur la santé du sucrose et du sirop de fructose est identique.

Johnson explique que, si le glucose est métabolisé par les cellules dans tout le corps, le fructose est transformé principalement au niveau du foie. Si vous consommez de trop grandes quantités rapidement assimilables, comme c’est le cas avec les sodas et les sucreries, votre foie transforme le fructose et produit des graisses appelées les triglycérides.

Certaines de ces graisses restent dans le foie, qui peut à la longue devenir gras et ne plus fonctionner correctement. Mais beaucoup de ces triglycérides atterrissent dans le sang également. Au fur et à mesure, la pression sanguine augmente, les tissus deviennent progressivement de plus en plus résistants à l’insuline. Le pancréas répond en produisant de plus en plus d’insuline pour essayer de palier à ce problème. Parfois un dysfonctionnement connu sous le nom de syndrome métabolique apparait, caractérisé par de l’obésité, surtout au niveau de la taille, une pression sanguine élevée et d’autres changements métaboliques qui, s’ils ne sont pas traités, peuvent mener au diabète de type II et donc à un risque accru d’accidents cardio-vasculaires. Selon le National Institutes of Health, 1/3 de la population américaine répondrait aux critères du syndrome métabolique.

Récemment l’American Heart Association a mis en garde contre une importante consommation de sucres ajoutés, mettant en avant le fait qu’il s’agissait de calories sans bénéfice nutritionnel. Mais le problème ce n’est pas tant qu’il s’agisse de calories vides, c’est surtout que le sucre est toxique.

L’endocrinologue Robert Lustig, de l’université de Californie dit : « Cela n’a rien à voir avec les calories, le sucre est un poison lorsqu’il est consommé à hautes doses. »

Voici comment Johnson résume la sagesse commune : on dit que les américains sont gros parce qu’ils mangent trop et ne sont pas assez actifs. Mais ils mangent trop et s’entrainent trop peu parce qu’ils sont accrocs au sucre. Cela, non seulement les rend plus gros, mais, après l’effet boostant, pompe leur énergie et les laisse cloués sur le canapé. « La raison pour laquelle vous restez devant la télé, ce n’est pas parce que c’est intéressant, c’est parce que vous n’avez aucune énergie pour bouger, parce que vous mangez trop de sucre », dit-il.

Parmi les solutions ? Arrêter de consommer du sucre. Lorsque les gens le font, les effets disparaissent. Le problème, c’est qu’aujourd’hui il est extrêmement difficile d’éviter le sucre, ce qui explique cette consommation si importante. Les industriels utilisent le sucre pour redonner du goût à des aliments dont on enlève les lipides pour les faire paraitre sains, comme c’est le cas pour les aliments cuits sans graisses, qui contiennent souvent de grandes quantités de sucres ajoutés.

Au début, il y avait les fruits

Si le sucre est mauvais pour nous, pourquoi en raffole-t-on ? En résumé, une petite arrivée de sucre dans le sang stimule les centres du plaisir dans le cerveau, de la même façon que le font l’héroïne et la cocaïne. Tous les aliments goûteux ont cette action dans une certaine mesure, c’est pour cela qu’on les aime, mais le sucre à un effet réellement prononcé. En ce sens, on peut dire qu’il s’agit d’une drogue addictive.

Cela amène la question suivante : pourquoi nos cerveaux seraient configurés pour répondre avec plaisir à un composant potentiellement toxique ? Selon Johnson, la réponse est à chercher à l’époque de nos ancêtres, lorsque le fait d’avoir une envie de fructose était tout juste ce qu’il fallait pour survivre.

[…]

En période de famine, nos corps étaient faits pour transformer de façon très efficace de petites quantités de fructose et donc survivre grâce au sucre naturel des fruits disponibles. […] De toutes petites quantités de fructose pouvaient être stockées sous forme de graisse. […] Mais lorsque le sucre est arrivé en masse en occident, cela a été un immense problème. Notre monde baigne dans le fructose, mais nos corps sont faits pour n’en consommer que de petites quantités.

C’est assez ironique : ce qui nous sauvait avant est maintenant ce qui nous tue.

Crédit photo : Woueb

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